Vélogiciel • Voyage en Sicile

Voyage itinérant en Sicile - Mai 2010

Résumé

Au mois de mai 2010, j'ai fait le tour de la Sicile en vélo, en autonomie complète, avec mon ami Jérôme. Nous sommes partis de Gênes en bateau pour 20h de traversée. Départ de Palerme et arrivée 11 jours plus tard (9 étapes + 2j de repos) à Palerme.
Voici les étapes que nous avons réalisées:

  • Etape 1: Palerme - Gangi, 130 km
  • Etape 2: Gangi - Randazzo, 112 km
  • Etape 3: Randazzo - Etna - Randazzo, 84 km
  • Etape 4: Randazzo - Siracuse, 160 km
  • Etape 5: Siracuse - Piazza Armerina, 145 km
  • Etape 6: Piazza Armerina - Agrigente, 130 km
  • Etape 7: Agrigente - Lago di Gracia, 128 km
  • Etape 8: Lago di Gracia - Castellammare del Golfo, 77 km
  • Etape 9: Castellammare del Golfo - Palerme, 92 km

La galerie de photos est disponible via le lien suivant galerie photo.

Récit par Jérôme

« La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle » (A. de Saint-Exupéry)

C’est au début de l’année 2010 que Thomas avait évoqué avec moi la possibilité d’un voyage itinérant en vélo. Pour lui, la question se posait encore de la destination, Suisse ou Sicile. De mon côté, la démarche n’était pas évidente, puisque je suis de manière générale beaucoup moins endurant que lui, et que de plus, je n’avais alors pas de VTT. Finalement, la perspective de vacances en vélo en Sicile étant très alléchante, j’ai pu récupérer le bon vieux Rockrider de mon frère, un vélo costaud et fiable, bien que plutôt lourd. Thomas, quant à lui, en vieux briscard de la rando à vélo qu’il est déjà (un tour de Corse en tandem à son palmarès), attèlera une remorque Bob Yack (une valeur sûre) à son Lapierre. Pour la période choisie, il nous a paru opportun de partir en mai, à la fois parce que le printemps en Sicile est réputé magnifique, également pour éviter les flots de touristes du plein été, enfin parce que nous craignions les grosses chaleurs de juillet-août. L’avenir nous montrera que les choses, comme souvent, ne sont pas si définitives…

Mercredi 12 / jeudi 13 mai 2010 :

C’est le 12 mai que nous nous sommes retrouvés en Ardèche, à Lamastre, patrie de Thomas, pour les derniers préparatifs avant de partir. Cette première journée aurait été un peu fade si nous ne nous étions pas rendu compte que notre bonbonne de gaz supplémentaire ne s’adaptait pas à notre brûleur : voilà de quoi nous mettre en confiance, d’autant que bien sûr, le lendemain est le jeudi de l’Ascension, férié par conséquent… Mais ce mauvais départ a rapidement été conjuré, dès le lendemain, car le père de Thomas a réussi à dénicher, on ne sait où, la cartouche adéquate. Une fois les derniers préparatifs emballés, les vélos démontés et alignés dans la 205 de Thomas, nous sommes prêts à partir vers 12h30. Une route forcément monotone s’offre à nous, pressés que nous sommes de rejoindre la Sicile. Dès notre passage en Italie pourtant, une grosse averse vient rompre cette monotonie. Et ce premier avertissement est confirmé à notre arrivée à Gênes : embouteillages, pas moyen de retrouver le parking repéré sur Internet ; finalement, pressés par le temps, nous nous sommes rabattus sur un parking proche du port, malgré des prix assez prohibitifs (15€ la nuit, après négociation !) et nos premières difficultés pour nous faire comprendre (nous ne parlons pas l’italien). Ce ne sera d’ailleurs que le début de nos tribulations linguistiques, puisque durant tout notre séjour la barrière de la langue sera toujours difficile à franchir…

Bref, les affaires sont déchargées sans tarder et nous rejoignons le ferry après avoir récupéré les billets. Devant l’indécision des responsables de la sécurité face à la remorque de Thomas, nous garons les vélos tant bien que mal dans un coin du parking intérieur, en priant tout bas pour que les chaînes et les cordes qui les maintiennent n’aient pas trop de jeu. Armés de nos sandwiches, de nos sacs de couchage et des matelas autogonflants, nous montons sur le pont supérieur pour vivre le grand départ du port, non sans un petit pincement au cœur, comme si le voyage commençait seulement maintenant. Du moins prenons-nous pleinement conscience que tout retour en arrière est maintenant impossible. Après un repas frugal et vite avalé, nous nous mettons sérieusement à la recherche d’un coin pour dormir. Je ne suis pas sûr que « dormir » soit d’ailleurs le bon mot : passer la nuit serait sans doute plus approprié. Car autant il n’est pas obligatoire de choisir des couchettes quand on prend le ferry, autant on est bien forcé d’admettre qu’il est quasiment impossible de dormir autrement… Le seul avantage, évidemment, c’est le prix. Mais de là à plébisciter ce mode de transport, il y a un pas qu’on peut légitimement hésiter à franchir…Nous avons bien fini par dénicher une salle de repos qui aurait dû être fermée et dans laquelle nous étions donc seuls. Mais pour tenter de dormir, le monde se divise en deux catégories : coucher par terre et ressentir les trépidations des machines, ou essayer de s’affaler à moitié dans un fauteuil ; grave incertitude, devant laquelle l’esprit hésite : nous n’avons pas encore trouvé de réponse… Finalement, nous avons fini par passer une nuit qui, sans être blanche, avait tout de même de belles nuances de gris.

Vendredi 14 mai : 16,5 km pour sortir de Palerme

Le lendemain, d’ailleurs, n’a pas été particulièrement réjouissant puisque les occupations sur un ferry restent limitées au strict minimum, d’autant plus que nous nous sommes rendus compte à l’approche des côtes que nous avions une heure de retard sur l’horaire annoncé. Mais tout cela ne nous empêche pas d’avoir une première impression de ces routes que nous allons abondamment pratiquer. Malgré un temps plutôt mitigé, c’est avec un certain émerveillement que nous prenons les premières photos de Palerme qui se devine, largement étalée aux pieds des contreforts de l’île. Et il est déjà temps de penser à notre première nuit de campeurs, que le retard du ferry rend plus proche que nous ne l’avions prévu (car nous récupérons les vélos à 19h passées). Sans parler de nos premières courses, qui nous font apprécier les joies d’un supermarché sicilien aux heures de pointe (très peu de différence, à vrai dire, avec nos contrées). Nous nous frottons ensuite à une spécialité locale, déjà connue encore une fois sous nos latitudes : les embouteillages de Palerme. Sans le gps de Thomas, nous serions peut-être encore en train de tourner au milieu des voitures, petit hommage donc à la technologie. Nous commençons à longer la côte en guettant les endroits les plus accueillants car la nuit commence sérieusement à tomber. Un peu par dépit, alors que nous n’y voyons plus grand-chose, nous plantons la tente sur une plage près de bâtiments à l’abandon : au moins, le sable nous fournira un lit plutôt confortable ! Mais il était écrit que notre acclimatation à la Sicile n’irait pas sans accroc : vers trois heures du matin, le vent nous réveille avec une certaine violence, à tel point que nous pensons avoir perdu des sardines. Portes ouvertes pour tenir le bas de la tente, Thomas passera le reste de la nuit avec le bras dehors, ce qui donne une bonne idée du repos que nous avons pris là.

Samedi 15 : étape 1 : 127,6 km, 6h48, 2253 m D+ (Palerme – Sperlinga)

Le lendemain nous réservera d’ailleurs quelques bonnes surprises : non seulement le temps est à la pluie (d’assez lourds nuages arrivent depuis l’ouest) et nous oblige à remballer le plus vite possible, mais en plus l’intérieur de la tente est couvert de cendres : la veille, dans l’obscurité, nous avons eu la bonne idée de nous installer à côté des restes d’un feu que le vent a généreusement charriés toute la nuit. A peine les affaires repliées et la pluie se met à tomber, une averse qui nous force à nous abriter sous le bâtiment en ruine près de nous ; c’est là que nous prendrons un petit déjeuner à la dure, assis sur un bloc de béton ou un fût d’arbre. Décidément, ce voyage commence de plus en plus à ressembler à une galère ! La pluie continuera d’ailleurs à nous accompagner dans la journée, par intermittences, nous forçant même parfois à nous arrêter.
Mais l’enthousiasme du débutant est, comme on sait, inépuisable, et nous finissons par partir vers 9h50, ce qui nous semble malgré tout un peu court pour l’étape qui s’annonce. Quoi qu’il en soit, ces premiers véritables coups de pédale nous font découvrir un premier aspect de la psychologie sicilienne : l’amour immodéré que ce peuple porte à son klaxon. Ça semble être une relation viscérale tant il l’utilise avec délectation, mais nous finissons par comprendre que ces klaxons sont en particulier systématiquement utilisés auprès des cyclistes : c’est bien par souci de prudence, pour nous avertir, qu’ils s’en servent à tout bout de champ ; plutôt sympa finalement ! Une autre remarque d’ordre général nous saute également aux yeux, ou plutôt aux jambes : en Sicile, la plupart des villages est située en hauteur, sur des buttes, ce qui finit par être usant. Et comme c’est Thomas qui traîne tout notre barda dans sa remorque, nous faisons notre premier essai pour nous atteler avec une corde d’escalade : non concluant, nous n’avons pas l’habitude de cette distance qu’il faut adapter par un juste dosage entre les deux vélos…
Au niveau de la température, les choses sont claires : nous tombons de haut ! Personnellement, je passe cette première journée en relevant et abaissant jambières et manchettes au rythme des averses. Pour des gens qui s’attendaient à étouffer de chaleur, c’est assez déstabilisant… A Petralia Sottana, pendant que Thomas cherche désespérément à faire fonctionner une carte téléphonique internationale (tentative qui n’aboutira que beaucoup plus tard), je suis à peu près transi de froid. Nous sommes heureusement moralement réchauffés par les commerçants siciliens : peut-être attendris par nos efforts (plutôt vains, il faut l’avouer) pour communiquer, nous avons été pendant le séjour gâtés au-delà de nos attentes. Ici, ce seront quelques poires que nous ne payerons pas ! Nous descendons un peu en altitude pour découvrir Gangi, comme une ruche perchée au sommet d’une butte, belle découverte immortalisée par quelques photos. Nous tentons de rejoindre notre point d’arrivée quand un effondrement de la route assez spectaculaire nous contraint carrément au demi-tour. Nous ne devrons finalement un campement correct qu’à une bande de jeunes avec qui nous peinons à communiquer mais qui nous indique la proximité d’une fontaine qui nous permettra de nous supporter mutuellement dans la tente. Tout ça ne manque d’ailleurs pas de piquant puisque comme nous sommes à 800 m d’altitude et que le vent souffle, la toilette n’est pas sans souffrance, de même que la nuit, qui se passera avec polaire et bonnet !

Dimanche 16 : étape 2 : 111,7 km, 5h44, 1900 m D+ (Sperlinga – Randazzo)

Le lendemain est un dimanche, et nous nous levons vers 7h20. A cause du petit détour de la veille, nous partons directement dans un bon vieux raidar à 15% qui nous prend à froid. Je me demande bien comment Thomas arrive à passer avec les quelques 30 kg qu’il a à tirer, moi-même je commence à sentir un tiraillement au genou, tendinite pas tout à fait guérie qui se rappelle à mon bon souvenir, et dont je ne fais que commencer à entendre parler. A Nicossia dont le centre ville n’est pas sans charme, malgré des rampes pavées très pentues qui brûlent bien les cuisses, nous trouvons de quoi nous ravitailler dans une boulangerie ouverte. Ce n’est pas loin d’être de la chance, car pour un dimanche, il faut reconnaître que nous avons été assez imprévoyants. Une belle bosse nous donne ensuite l’occasion de refaire un essai pour nous encorder, ce qui est bien plus concluant que la première fois. Par ce premier palier de montée, nous arrivons jusqu’à Cesaro après nous être fait offrir (encore !) des oranges par un épicier sympathique. Vers la fin de journée nous approchons du mythe : nous sommes sur les contreforts de l’Etna, qui commence à se dévoiler, bien que son sommet soit noyé dans les brumes. Il faut bien avouer qu’il impressionne, ce bon vieux volcan ! Mais il ne faudrait pas oublier la fin d’étape, qui va s’avérer interminable, pour parvenir à Randazzo : de longues lignes droites en faux-plats montants où nous prenons un sérieux coup de moins bien. Heureusement, le Lidl de Randazzo, seul magasin ouvert, nous sauvera la vie (restons objectifs !) et nous y faisons une razzia terrible sur la nourriture. Nous trouverons ensuite, à la sortie de Randazzo, une clairière plutôt accueillante parfaite pour la nuit. Elle est de plus située non loin d’une fontaine, malheureusement en bordure d’une route assez fréquentée, mais qui nous permettra de faire une bonne toilette (en mettant un peu de pudeur et d’amour-propre de côté !). Le soir, nous discutons des pour et des contre de prendre un Bed & Breakfast pour le lendemain (nous ne comptons pas escalader l’Etna avec la remorque et il nous faudra bien la laisser quelque part) : nous finirons pas nous décider en faveur du confort.

Lundi 17 : étape 3 : 84 km, 6h32, 2741 m D+ (Randazzo – Etna – Randazzo)

« Le Popocatepetl culminait dans l’encadrement de la fenêtre, flancs immenses partiellement dissimulés par un convoi de cumulus à crête noire, pointe de la cime obstruant le ciel […]. Sous le volcan ! Ce n’était pas pour rien que les Anciens avaient situé le Tartare au pied du mont Etna et le monstre Typhée dans ses entrailles… » (Malcolm Lowry)

Ça y est, le grand jour de la confrontation au monstre est arrivé ; après un lever plutôt pépère vers 8h, nous nous mettons en quête d’un Bed & Breakfast. Pas si facile… Après trois essais (la plupart est fermée), nous atteignons notre but au bout d’un chemin défoncé, et nous nous préparons à entrer dans le vif du sujet, sujet qui d’ailleurs ne s’annonce pas si bien que ça : le ciel est couvert, le vent souffle dès le bas : qu’est-ce que ce sera vers 3000 m d’altitude ? Plutôt prévoyants pour le coup, nous enroulons tous nos habits d’hiver autour de nos cadres, tiges de selle et guidons. Pour rejoindre la route de l’Etna, nous empruntons un chemin où les pentes sont carrément terribles : je pose pour la première fois pied à terre, sans me douter que ce ne sera pas la dernière fois… Enfin, après un bout de descente rapide (75 km/h pour Thomas), nous commençons l’ascension vers 12h35. C’est une montée plutôt régulière dans l’ensemble, de pente soutenue mais abordable malgré quelques passages très pentus mais pas très longs. Le bitume rend très bien, c’est quasiment une autoroute. Le début de la montée se fait sous les arbres, orangers et citronniers : les flancs de l’Etna sont très fertiles ; du moins jusqu’à un certain point : vers 1600 m, alors que la végétation luxuriante a laissé sa place à des résineux, les premiers champs de lave apparaissent, mais du coup le vent se fait davantage sentir, en pleine gueule évidemment, et loin d’être chaud ! Nous chaussons donc jambières et manchettes, puis les surchaussures un peu plus loin. Nous finissons par arriver au bout de la route goudronnée, vers 1800-1900 m, sans trop de souci : l’un dans l’autre, nous sommes montés sans nous faire mal, entre 10 et 12 km/h et en gardant des forces (nous en aurons d’ailleurs besoin !)
A partir de l’endroit où nous sommes, il reste tout de même 1400 m de dénivelé pour rejoindre les cratères qui culminent à 3300 m. Dès le début du chemin, on se doute que ça ne va pas être une sinécure : il est sinueux, le sol est très mou, nous obligeant à dégonfler un peu les pneus pour ne pas trop patiner. Le vent, évidemment, souffle de plus en plus ; les paysages se font de plus en plus lunaires mais le sommet reste invisible, noyé dans la brume. Quand la vue se dégage au-dessous de nous, il y a des échappées visuelles (malheureusement trop rares) magnifiques vers la mer et les vallées que l’on surplombe. Plus nous progressons et plus le vent devient gênant, en plus d'être glacé : il nous surprend aux sorties de virages, soufflant par rafales, et nous déstabilise presque. Nous posons pied à terre de plus en plus souvent, notre progression commence ressembler de plus en plus à celle de gastéropodes, jusqu’à la trace que nous laissons derrière nous dans le sable. Au niveau de nos habits, ça fait longtemps que nous sommes à bloc ; Thomas a des gants bien trop fins et commence déjà à souffrir. Pour moi ça va encore à peu près mais vers 2400-2500 m, nous ne faisons quasiment plus de vélo, plutôt de la marche. Nous sommes maintenant encadrés par deux murs de neige plus hauts que nous (l’avantage étant qu’on ressent moins le vent), et il fait entre -2° et -3°C. Nous finissons par nous arrêter à 2725 m, au milieu du brouillard et complètement congelés : la descente s’annonce bien ! Elle sera, pour nous deux, TRES dure ; Thomas est quasiment en hypothermie, moi je maudis le fait de ne pas posséder de freins à disques : je suis debout sur mes V-Brakes, avec des crampes dans les doigts. Non seulement la pente est parfois vertigineuse, mais en plus la poussière réduit encore le rendement du freinage. Arrivés en bas, nous en arrivons à nous demander si la descente n’a pas été plus dure que la montée... Nous pillons la première épicerie qui passe pour nous ravitailler et prévoir le repas du soir. Malgré les 18°C en bas, nous sommes encore transis : bref, on était montés un peu fins par rapport à l’objectif et surtout aux conditions du jour. Pour moi, le retour sera très compliqué, la route pour rejoindre le Bed & Breakfast étant faite de faux-plats qui semblent interminables. D’autant que le Dieu Etna, dans une dernière pirouette, se moque bien de nous : alors que nous rentrons le sommet se découvre pour la première fois de la journée… 500 g de gnocchis et 500 g de cannellonis suivies d’une bonne nuit de sommeil ne seront pas de trop pour nous remettre d’aplomb !

Mardi 18 /mercredi 19 : étape 4 : 160,2 km, 7h, 1180 m D+ (Randazzo – Syracuse), et repos

Malgré notre kilo de féculents de la veille, notre petit déjeuner est gargantuesque : nous faisons place nette et tout le monde doit penser que nous jeûnons depuis trois jours. Sucré, salé, nous n’accordons aucune grâce à tout ce qui nous passe sous le nez, c’est tout juste si nous laissons les emballages… Pourtant, malgré sa longueur, l’étape qui s’annonce ne nous fait pas trop peur : plutôt descendante, elle doit de plus nous mener jusqu’à Syracuse, cadre enchanteur et mythique que nous sommes pressés de découvrir. La matinée ne va pas contre nos prédictions : nous n’avons jamais avancé aussi vite ; à la pause de midi, nous avons fait près de 70 km. Nous avons le plaisir de manger nos premiers fruits frais, en bordure d’une orangeraie. C’est seulement le premier jour de grosse chaleur où, une fois n’est pas coutume, nous transpirons dans nos maillots à manches courtes.
Mais tout cela fonctionnait trop bien : cette étape, qui rompt avec nos habitudes, emprunte des axes importants et relativement circulés. Au final, ce seront deux déviations successives qui nous feront faire 30 km de plus que prévu. Sur une étape déjà longue, cela devient carrément éprouvant. Nous sommes obligés de faire une pause supplémentaire en bordure de route où une vieille mamma au fond de son restaurant nous préparera deux paninis monstrueux dont notre non moins énorme appétit viendra tout de même à bout. Malgré ce réconfort de choc, l’arrivée sur Syracuse sera longue, très longue. Quand nous nous arrêtons dans un supermarché pour anticiper le repas du soir, je commence vraiment à ne plus rien avoir dans les pattes. En plus, la circulation importante induit un stress supplémentaire. Cette étape restera, sur l’ensemble du voyage, celle qui nous aura offert le moins de beautés paysagères. Les abords de Catane comme les kilomètres précédant Syracuse sont très industriels et n’ont réellement aucun attrait. Nous finissons pourtant par arriver à destination et nous trouvons inexplicablement des maisons abandonnées au bord d’une crique désertée qui nous séduit, où le campement sera idéal. La mer, malgré tout, est encore bien trop fraîche pour que nous envisagions la baignade. Et comme l’eau est salée, la toilette sera, ce soir-là, réduite au minimum…

Après cette nuit de récupération bienvenue, nous nous dirigeons vers Syracuse sur une piste cyclable ensablée plutôt agréable, qui nous évite la circulation. Nous décidons de traverser directement la ville pour rejoindre Ortygie, presqu’île formant le centre ancien. Sans nous attarder pour le moment sur les beautés de la ville que nous aurons le temps de découvrir lors de cette journée de repos, nous nous mettons directement en quête de notre second Bed & Breakfast. Après avoir un peu tourné, nous nous fixons sur Les Magnolias, en plein cœur d’Ortygie et de ses ruelles entrelacées. Les 60€ pour la nuit seront tout de même rentabilisés par le confort de la chambre et le fait que nous puissions laisser les vélos dedans.
Après une bonne douche, nous partons avec entrain à la visite de la ville. Syracuse, on dira ce qu’on voudra, ça reste un mythe. Difficile du coup d’être à la hauteur de ce à quoi on s’attend. Le théâtre antique, au sein du Parc archéologique, nous déçoit particulièrement : la ville a eu la bonne idée de poser des gradins métalliques (pour accueillir des spectacles) ce qui gâche pas mal la beauté d’un site exceptionnel. Pourtant, il est émouvant de penser que Sophocle, Euripide et Eschyle, qui n’étaient pas les premiers rigolos venus, ont donné leurs tragédies ici, ont dormi dans ces grottes creusées de la main de l’homme, où nous nous asseyons. Nous devons néanmoins renoncer à quelques objectifs que nous nous étions fixés : la visite des catacombes prendrait trop de temps, le musée du papyrus est fermé, l’église Sainte Lucie défigurée par des échafaudages. La ville moderne, certes, a du charme, mais elle offre souvent des façades et des quartiers très délabrés. Une bonne consolation gastronomique à ces quelques échecs sera l’achat de gelati qui nous remettent d’aplomb. Mais c’est Ortygie qui nous séduit définitivement : là se concentrent toutes les beautés et tous les charmes de Syracuse. La place du Duomo est tout simplement somptueuse. Tout cela nous ferait presque oublier que cette marche nous a presque plus courbaturés qu’une étape de vélo !
Le soir nous nous décidons pour un bon restau ; comme de coutume, il nous faudra enfiler pantalon et sweat : qui a dit que le printemps est chaud au sud de la Sicile ? Nous nous sommes décidés pour l’Ostria, dans une ruelle incroyablement étroite. Mariano, le patron, parle français d’après le guide du routard : euh, ouais, tout ça reste quand même incompréhensible mais ça ne l’empêche pas de faire de la bonne cuisine. Inutile d’essayer de trouver les plats sur la carte, Mariano nous a pris intégralement sous son aile quand nous lui avons demandé de nous servir les spécialités du Mont Iblei. Inutile, également, de chercher à savoir les prix, nous verrons bien à la fin ! Avec nos estomacs de cyclos affamés, Mariano a trouvé à qui parler : après de sympathiques amuse bouches suivi d’excellents antipasti, nous alignons deux types de pasta, suivi d’un plat de poisson (très bon espadon) pour terminer sur un dessert. Le tout est arrosé d’un bon vin du cru, avec en dessert une petite douceur en forme de spécialité locale : la picota, sorte de vin cuit sucré, très doux, que nous mettons un point d’honneur à terminer (ce qui nous réchauffera pas mal). Finalement, ce ne sera qu’assez tard, vers minuit, que nous nous coucherons, après avoir bien profité de cette journée de repos.

Jeudi 20 : étape 5 : 145 km, 7h48, 2200 m D+ (Syracuse – Piazza Armerina)

Le réveil du lendemain, à 7h45, nous fait assez mal mais le petit déjeuner sur une terrasse à l’étage nous remet d’aplomb (il faut croire que nous avions encore faim !). Le ciel est bleu et nous devrions avoir le vent dans le dos. Tout se passe selon nos attentes au début de cette étape, malgré une belle bosse d’environ 5 km, avec quelques beaux lacets, et dans laquelle nous nous encordons. Au sommet cependant, il faut bien nous résoudre à accepter que le vent est… contre nous, et qu’il est loin d’avoir faibli. Et comme de plus nous continuons à monter en faux-plat, ce maudit vent finit par devenir carrément froid. Il nous faudra un bon ravitaillement à Buccheri (où nous expérimentons le Powerade) pour affronter un ciel de plus en plus couvert. Thomas a l’air de résister plutôt bien au froid mais je suis transi, j’ai mis sans hésiter veste thermique et jambières. Grammichele est bien jolie, un peu plus loin, mais les premières gouttes commencent à tomber : un peu plus loin nous ramassons une belle averse qui nous refroidit encore. Plus tard nous faisons une bonne pause à Caltanissetta, ville de céramique avec un escalier impressionnant à la réputation non usurpée (142 marches). En nous ravitaillant sur la place centrale, nous nous faisons un ami de 74 ans qui parle un très bon (et très abondant) français et a lui-même une bonne expérience du deux-roues (ancien cycliste amateur qui a couru aux quatre coins de France !)
Malgré ça nous ne nous attardons pas plus car il nous faut rejoindre un camping pour cette nuit après Piazza Armerina. Ce camping devrait être facile à trouver car il est fléché par des renards (!). Mais le renard va se révéler fourbe, et le fléchage approximatif : nous n’avons jamais trouvé ce camping et nous arrêtons très fatigués, du fait du fort vent de face récolté sur 70 km. Nous sommes donc obligés de dormir au bord d’un champ glaiseux et humide, avec une réserve d’eau extrêmement réduite malgré une pluie qui nous surprend au moment du repas et nous force à manger dans la tente. Ces conditions seront d’ailleurs fatales à mon genou…

Vendredi 21 : étape 6 : 130 km, 6h49, 1750 m D+ (Piazza Armerina – Agrigente)

Le lendemain nous voit émerger à 7h30, mais le temps de nous préparer et d’enlever la moitié du champ de glaise sous nos semelles et nous partons à 9h45 ! Malgré un arrêt pour compléter le petit déjeuner dans une superette bienvenue, je commence déjà à avoir un tiraillement au genou plutôt inquiétant. Heureusement que Thomas, qui tire la Bob, est toujours d’aplomb ! Nous nous attendions à des merveilles mais sommes assez déçus par Caltanissetta (le château des femmes en arabe) qui arrive au terme d’une montée interminable et déprimante, sous une petite bruine et sur une route large très circulée. Nous abandonnons l’idée de trouver le Duomo après avoir tourné en vain dans la ville, d’autant que la pluie pourrait bien reprendre. Le temps s’améliorera heureusement sur la fin. A Recalmuto où le soleil est définitivement reparu, nous faisons connaissance avec une des institutions historiques de la Sicile : la mafia. Difficile de juger d’après l’unique rencontre que nous avons fait là-bas, il n’empêche que cette personne devait avoir une sorte d’atavisme du racket : au moment où nous lui tendions la main pour le saluer, il nous a demandé si nous voulions de l’argent. A quel autre endroit les gens pensent-ils qu’on réclame de l’argent quand on veut leur serrer la main ? Toute réponse semble inutile, voire déconcertante… A deux pas d’un magnifique duomo d'un blanc éclatant, et lui faisant face, la statue d’un parrain local de la mafia arpente le trottoir : bienvenue en Sicile, terre de contrastes… Les dublinois ont dans leur ville, sur Earl Street North, une statue de James Joyce qui rappelle celle-ci : à chacun ses valeurs !
Tout cela nous mène finalement, alors que mon genou me picote de plus en plus, vers Agrigente en longeant la vallée des Temples en fin d’après-midi. En arrivant, nous décidons de visiter tout de suite la partie haute. Avec ces couleurs et ce ciel, il faut bien reconnaître que ce lieu colle le frisson ! L’entrée dans la vallée que l’on surplombe tout d’abord, puis au sein de laquelle on descend avant de remonter vers les temples qui s’égrènent comme des perles uniques sur les collines, produit une impression de majesté et de plénitude difficile à décrire. Au pied des vestiges, l’harmonie que l’on ressent nous fait comprendre à quel point cet emplacement a été choisi. Les jardins de la Kolymbethra (colline), par leur luxuriance et leur sérénité, pourraient avoir inspiré Nerval :

« La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance, Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs, Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants, Cette chanson d’amour qui toujours recommence ?... »

Avec quelques étoiles dans les yeux, nous descendons vers le camping où la malédiction des renards de Piazza Armerina, heureusement, ne nous poursuivra pas. Nous arrivons à San Leone dans ce que nous considérons comme du grand luxe : un joli cadre, des douches propres et bien chaudes, et une belle bâfrée pour nous remettre de nos émotions. Enfin, nous pouvons laver à grande eau le résultat de deux journées de vélo.

Samedi 22 : étape 7 : 128,3 km, 7h20, 2300 m D+ (Agrigente – Lago di Gracia)

Le lendemain, nous nous levons tôt pour terminer la visite de la vallée des Temples. C’est toujours aussi émouvant et grandiose, d’autant que nous passons avant le flux de touristes. Nous ne pouvons malheureusement pas nous attarder trop longtemps et faisons l’impasse sur le musée archéologique : il faudra nous contenter des photos d’un guide acheté sur place et nous nous mettons en route sans tarder.
Autant le dire tout de suite, les étapes qui suivront seront pour moi très difficiles : je commence vraiment à avoir mal au genou, cette fois ce n’est plus du domaine de la gêne mais de la douleur. C’est bien simple, je ne peux quasiment plus pédaler assis, je dois rester presque constamment en danseuse pour limiter la pliure de mon genou. Cette étape qui nous verra arriver au Lago di Gracia sera vraiment compliquée. C’est d’ailleurs bien dommage car la route qui descend jusqu’au lac ouvre des perspectives sur des paysages réellement enchanteurs. L’étape sera malgré tout plus longue que prévue et nous arrivons assez épuisés au lac. La douleur à mon genou est devenue suffisante pour que je la sente même au repos lorsque je plie la jambe. Heureusement, le lac nous permet de faire une toilette convenable et le soleil couchant sur les collines qui nous entourent est splendide. Cette nuit de repos ne sera pas de trop…

Dimanche 23 : étape 8 : 77 km, 4h08, 1100 m D+ (Lago di Gracia – Castellammare del Golfo)

Encore une fois nous partons plutôt tard malgré un réveil matinal : tous nos efforts ne réussiront pas pendant ce séjour à nous faire lever le camp avant 9h…
Cette étape sera considérablement raccourcie pour deux raisons : d’abord, la route barrée à Scopello rendrait le trajet du lendemain particulièrement approximatif, nous obligeant à faire des détours non prévus. Et puis aussi, j’ai mal au genou dès le matin, ce qui m’oblige à me mettre perpétuellement en danseuse et finit par être très usant. Et comme c’était déjà le cas toute la deuxième partie d’étape de la veille, je me sens plutôt mal parti. Au final, je ferai quasiment les trois dernières étapes sans toucher ma selle…
Quand à Thomas, lui, sa performance, il l’accomplit tous les jours depuis le début du séjour, avec les 30 kilos de la remorque. C’est bien utile, tout de même, d’avoir des cuisses deux fois comme les miennes ! Donc, au lieu d’aller jusqu’à la pointe de l’île, à San Vito Lo Capo, nous nous arrêterons à Castellammare del Golfo.
Finalement, ce sera mieux ainsi : d’abord nous profiterons pleinement d’un jour de repos là-bas, et puis, comme l’étape est largement raccourcie, nous pourrons prendre tout notre temps pour visiter Segesta. Certes, nous avons eu du mal à trouver la route qui depuis Calatafami monte (et monte d'ailleurs assez sérieusement) jusqu'à Segesta, mais le moins que l’on puisse dire est que ça valait le coup. C’est vraiment un temple magnifique que nous trouvons, dans un état de conservation difficile à imaginer. Plus haut, le village antique dévoile un théâtre incroyable, où les restaurations, contrairement aux gradins métalliques de Syracuse, s’intègrent parfaitement et sont à peu près invisibles. La vue sur la vallée qui va par la suite nous mener jusqu’à Palerme est simplement renversante. Quand on imagine les proportions du théâtre tel qu’il était à l’époque (huit rangées de gradins sont en effet manquantes), on peut se rendre compte du lieu incroyable dont il s’agit.
Le reste de la route vers Castellammare del Golfo sera sans histoire. Ce lieu est une sorte de côte d’Azur sicilienne : ce n’est peut-être pas très original ou typique, mais ça reste bien agréable, surtout hors saison. Nous allons en profiter assez pleinement, en prenant au camping que nous avons trouvé un gueuleton pharaonique. Il est assez exact que l’alimentation aura occupé une part fondamentale de ce séjour !

Lundi 24 / Mardi 25 : étape 9 : 92 km, 4h44, 903 m D+ (Castellammare del Golfo – Palerme)

Après notre journée de repos, bien utile pour mon genou et les cuisses de Thomas qui commencent à durcir, nous envisageons maintenant de rejoindre Palerme. L’étape que nous avions prévue constituait à la base une sorte de couronnement : 130 km, 3130 m de dénivelé positif : une broutille quoi… Mais rapidement, il faut nous contenter de moins : les routes que nous devons prendre sont plutôt des chemins, qui serpentent entre les vignes ou les labours. Petites côtes pentues précèdent des descentes tout aussi brutales et complètement défoncées, où le goudron manque souvent. Après quelques temps nous nous arrêtons pour faire le point : nous ne devons pas être au-dessus de 15 km/h. Sur le profil prévu, il est effrayant de constater que nous n’avons quasiment pas avancé. D’un commun accord, nous décidons de nous rabattre sur une route plus proche de la côte, quasiment sans aucun dénivelé. C’est sûr, les perspectives sur la mer seront tout autres et nous ne verrons pas le cloître et la cathédrale de Monreale, pourtant incontournables selon les guides. Mais si l’itinéraire que nous empruntons n’a certainement pas la beauté sauvage de la route panoramique qui culmine à plus de 1000 m juste au-dessus de la mer, il nous permet au moins de ne faire que 92 km peu exigeants, et ainsi de profiter de la plage puis de Palerme par un temps sublime. Il nous permettra malheureusement aussi de constater un autre contraste sicilien saisissant, entre l’enchantement de lieux de rêves comme Syracuse ou Agrigente et la saleté de grands itinéraires où les décharges à ciel ouvert sont légion… Un petit regret nous restera, malgré tout, de ne pas avoir fait ce que nous avions prévu…
Mais comme contrepartie non négligeable, nous avons enfin pu profiter de la mer (il était temps !) et d’une eau revigorante. Laissant les vélos au bord de la plage, nous sommes restés environ 2 heures à nous dorer par un temps magnifique devant une eau translucide :

« Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Eternité. C’est la mer allée Avec le soleil. » (A. Rimbaud)

Enfin, avant de prendre le ferry, il aurait été dommage de ne pas arpenter Palerme. Nous avons donc décidé de nous fendre d’un nouveau budget restau, non sans avoir dégusté une glace. Étant donné que le lendemain sera plutôt consacré au jeûne (sur le ferry), nous nous en sommes donné à cœur joie et sommes ressortis du restaurant juste à temps pour le ferry, avec le sentiment pas tout à fait abusif d’avoir mangé pour quatre.

Mercredi 26 :

Le retour sur le ferry, malheureusement, ne sera pas un grand moment de joie continue : en 20 heures de ferry, on a bien le temps de s’ennuyer et nous ne nous en priverons pas, après avoir épuisé la sieste et les bains de soleil. Sur la fin, la diffusion télé d’une étape du Giro nous a permis de voir le temps passer un peu plus vite. Sans compter que, habitués que nous étions à manger quasiment en permanence, nous n’avons pas pu nous empêcher de boulotter ce que nous avions sous la main, à savoir : un sachet de gingembre sucré…

C’est avec un peu de mélancolie que nous avons débarqué à Gênes, repris la 205 où quelques biscuits nous attendaient, et que nous avons filé sans plus tarder vers la France, avec une certaine fatigue dans les jambes mais tellement de belles images et de bons souvenirs dans la tête. Espérons que nous garderons, pour longtemps, « nos cœurs pleins de rayons », et que lorsque plus tard nous repenserons à ce séjour, « ce sera comme quand on rêve et qu’on s’éveille ! »

« Mais leurs yeux aiment à s’y poser et retrouvent cette eau calme où se reflète un cœur accordé à ses vœux. » (Antoine Blondin)

Bilan:

1 072 km en 9 étapes et deux jours de repos ; 15 427 m de dénivelé positif.